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Comment créer dans l’instant un moment musical qui se tienne en partant de rien? (L’album solo d’Alexandre Saada ne comporte que des pièces improvisées.) En relativisant le « Rien »! Si il n’y a effectivement aucun matériau pré-établi en amont de l’exécution, chaque pièce correspond au portrait musical d’un proche du pianiste. Avant de mettre les mains sur le clavier, le ton et/ou le caractère se trouve(nt) donc bien présent(s) à l’esprit du pianiste. Outre la raison d’être du titre de l’album, on comprend bien pourquoi il se dégage tant de délicatesse de ses treize pistes baignant dans une atmosphère d’intimité tendre. Voilà du piano à la fois généreux dans le don de soi, mesuré et circonspect dans le matériel injecté, cette ligne de conduite débouchant sur une expression essentialisée? Chaque miniature (plusieurs ne dépassent pas les trois minutes) possède son procédé (piano préparé pour le portrait 8, contrepoint à deux voix dans le suivant, homorythmique stricte pour le douzième, etc.), ce qui n’empêche pas l’ensemble de ne manquer ni d’homogénéité (dans son atmosphère générale), ni de cohérence (par sa démarche). Un recueil de poésies constituées comme celles de Prevert de ces « petits riens » si délicats (et difficile!) à engendrer.
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Seul devant un piano, l’épreuve est redoutable et redoutée. Avec « Portraits », Alexandre Saada l’affronte pour la troisième fois après « Present » et « Continuation to the end ». Si l’objectif reste sensiblement le même – jouer une musique sensible et libre, proche d’une émotion brute, primaire – les moyens mis en oeuvres se diversifient : cordes pincées (portrait 8), jansénisme des phrasés (portraits 9 et 10), plus grande attention aux variations dynamiques.
Le résultat propose une manière de voyager en treize étapes au coeur des ressources du clavier, dont il est le seul à connaitre l’itinéraire, qui se bâtie en partie le moins volontairement possible en marchant, mais que toute oreille attentive et soucieuse de beautés insolites indubitablement poétiques ne peut que souhaiter découvrir à sa suite.
Jean-Pierre Jackson
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Les amis de ce pianiste ont bien de la chance d’être ainsi croqués en musique.
Son jeu est doux, humain, caressant, et tout ça sans mièvrerie.

La tentation du solo, pour un pianiste, doit avoir quelque chose de cette expérience de psychologie où l’on laisse seul un enfant avec l’interdiction de manger le bonbon qui lui fait face, contre promesse d’en avoir plus s’il résiste. Alexandre Saada n’a pas résisté, et livre une interprétation de l’exercice qui frappe par sa justesse, son originalité lyrique qui parvient à dépasser l’influence immanente du Jarrett des années 70 : shuffle au groove impeccable de la mains gauche (« Portrait 5 », « Portrait 7 »), esthétique très Third Stream couvant du regard le classique (« Portrait 1 »), lyrisme absolu et attention jamais démentie à la clarté mélodique. Au contraire de Jarrett toutefois, l’enthousiasme ressort moins d’une architecture cathédrale et virtuose, et s’élabore dans les alcôves intimistes de Saada, architecte patient d’une complexité harmonique touchant au sublime dans cet entrelacs savant et simple de lignes mélodiques à la densité qui se dévoile peu à peu (« Portrait 7 »). Abandonnant alors l’influence sus-nommée, Saada montre qu’il a aussi écouté d’autres grands épisodes de cet art sans filet du solo, plus Abdullah Ibrahim que Sun Ra, plus Muhal Richard Abrams que Jaki Byard. Bardé de telles recommandations, il marque de son empreinte cette année où d’autres solo aux 88 touches ont pourtant su faire parler d’eux.

Il faut bien sûr oser. Oser franchir le pas si impudique du solo. Oser l’exercice de se mettre totalement à nu dans cet exercice ultime où l’improvisation est fondamentale. Oser exprimer la profondeur de son être, dévoiler les contours de son âme. Et même plus ici puisqu’il ne s’agit pas de lui même mais des autres, des émotions qu’il ressent à leur encontre, de ces portraits en musique tendres et parfois nostalgiques.
Il y a à entendre cette galerie de portraits comme du roman Russe où chacun des hommes et des femmes sont ici imaginés dans tout leur être.
Dans cet exercice si difficile, Alexandre Saada nous montre qu’il est un très grand pianiste. Un explorateur du clavier, de ses résonances harmoniques et de son lyrisme très poétique. Il se dégage de ce solo, non pas quelque chose d’introspectif comme c’est souvent le cas, mais le témoignage d’un romantisme particulièrement tendre et bouleversant.
On entend bien sûr qu’Alexandre Saada a dû beaucoup écouter Keith Jarrett auquel on ne peut s’empêcher de penser et à qui il rend quelques hommages appuyés. On y entend aussi et surtout ses écoles classiques, celles des maîtres français du XIXéme qui prennent ici le jazz par l’impro. L’album est conçu autour de 13 petites pièces, qui sont autant de visages imaginés. De qui ? seul Alexandre Saada le sait et nous laisse en deviner les contours et les courbures, respirer les parfums et même imaginer leurs regards. Il y a alors des élans. Il y a de la respiration. Il y a de la retenue mais aussi parfois des effusions de sentiments. On a parfois le sentiment d’être plongé dans un film de Mikhalkov.
Avec beaucoup de liberté Alexandre Saada s’autorise aussi un morceau au piano préparé aux accents orientalisants. Certes, un peu comme un cheveu sur la soupe dans cette galerie de portraits. Mais pourquoi pas. C’est après tout un peu l’oncle ou la tante d’orient que l’on ignorait et qui revient à l’improviste dans cette réunion de famille ouvrir sa malle de mystères.
On entre alors dans les réminiscences de Saada pour les faire nôtres. Avec un brin de nostalgie et une poésie très touchante. Comme un roman. Une galerie de portraits en somme.
Jean-Marc Gelin